La poule blanche de zia comtessa

LA POULE BLANCHE DE ZIA COMTESSA

 

                                                                                                                                   Tony Calloni

                                                                                                                     

                                                                                                                     

 

L’horizon se teinta d’un bleu léger, presque blanc, et les îles Toscane apparurent en ombres chinoises, si voisines, si rassurantes dans le fait que nous n’étions pas seuls ancrés au large.

Dans une douceur printanière le jour se levait. L’air était d’une totale immobilité. Rien ne troublait cet instant magique où l’Orient enchaîne la féerie de ses jeux de lumière.

L’ horizon se nimba d’un rouge sang, faisant des îles d’étranges navires noirs. Puis lentement le rouge céda à l’orange et la mer jusque là tapie dans l’ombre  apparut  étalée dans sa robe bleu- sombre.  Mais déjà les teintes changeaient. Un jaune lumineux, éclatant, conquérant, s’affranchissait de la nuit.

Libérés de la ligne d’horizon les premiers rayons de soleil émergèrent, faisant soudainement sortir de l’ombre le village. C’était comme si un énorme projecteur focalisait  sa lumière sur ce piton rocheux dont la base est fortifiée par des dizaines de maisons de pierres, les unes collées aux autres dans une position de soutien en arc de cercle.

Elles-mêmes semblant rechercher la protection de cet immense clocher jaune, détaché de l’église et qui pointe sa flèche vers le ciel. Au-dessus de tout, y compris de cette roche géante qui fait avec lui un duo original et symbolique de deux forces.

D’un coté la nature dans l’expression de sa puissance incontrôlée ; de l’autre, l’expression d’une foi immense, généreuse jusqu’au sacrifice.

Campanile lumineux et Tozza grise caractérisent le village. Ils en sont la singularité visible des quatre coins de l’horizon.

Un coq rompit le silence. Son chant se prolongeait loin dans la campagne par le braiment d’un âne. Quelques chiens aboyèrent.

Un peu comme s’il attendait cela, le village s’éveilla. C’était perceptible aux quelques volets qui s’ouvraient, aux bruits de pas dans les ruelles.

Huit heures sonnèrent et tout de suite après, les matines s’engrainèrent. Sonores et vibrantes, elles se répandirent  dans la vallée, filant vers la mer, annonçant à tous qu’un nouveau jour venait de naître et qu’il nous appartenait de le remplir de générosité, de bienveillance, afin qu’il soit pour tous,  un jour de joie.

Zia  Comtessa   avait bien cette intention là.

Comme tous les matins, elle prit le grand seau métallique où elle avait mis les reliefs du repas de la veille, ainsi que du pain rassis qu’elle avait laissé tremper dans de l’eau. Elle  compléta-le  tout avec une grande casserole de maïs. Elle sortit de chez elle et appela au passage son jeune neveu Paul François, un gamin de douze ans qui habitait juste en face et qui l’accompagnait dans sa première tâche journalière. C’est ainsi que tous les deux se dirigèrent vers le poulailler. En approchant, Comtessa s’étonnait de ne pas voir près du grillage, avec toutes les autres poules, la grosse blanche, sa poule préférée.

Tous les matins, c’est elle « la biancona » c’est ainsi qu’elle l’appelait, qui menait derrière le grillage la danse saccadée et anarchique d’une vingtaine de poules, que l’appétit stimulait et dont les piaillements ininterrompus disaient bien leur impatience.

Or ce matin là, rien de tel, que des gloussements timides et apeurés.

Zia  contesta pressait le pas. Très vite elle eut l’explication de ce comportement inhabituel. Sur le sol au pied des cages, elle aperçut la tâche blanche de la Biancona inerte, morte. 

Son estomac se noua.

Sa plus belle poule, sa plus pondeuse, sa plus fringante, sa plus …

La reine de la basse cour était là, morte.  « Mon dieu quelle perte ! » Se dit-elle.

Depuis  quelques jours elle avait bien constaté que sa poule ne se comportait pas comme d’habitude et qu’en quelques sortes  elle « couvait » quelque chose. Mais de là à imaginer qu’elle allait la perdre ?  Non. Elle maugréa  car sa déception  était grande.

Il y avait vraiment en dehors de la perte d’argent, une réelle perte affective.

Son jeune neveu, voyant son désappointement, tenta de la consoler en lui faisant remarquer que tout n’était pas perdu, car la poule ferait un bon repas. Mais ce coté pratique et qui se voulait consolateur n’eut pas le succès espéré « nous ne savons même pas de quoi elle est morte «   dit Comtessa et elle ajouta »Si c’est de maladie, il serait très dangereux de la consommer.

Or comment savoir ? »

Néanmoins, Zia  Comtessa ramena chez elle la poule blanche l’ayant posée sur la grande table de la cuisine, elle s’assit en face d’elle, la regardant dans un silence total qui montrait bien sa profonde perplexité.

Qu’allait - elle faire de cette poule ?

C’est à ce moment là qu’apparut la gitane, la rempailleuse de chaises.

Une femme d’une cinquantaine d’années, toute pimpante dans sa robe colorée. Exubérante, pleine de vie et de bonne humeur.

La gitane était un curieux mélange d’Espagne, d’Italie, de Maghreb.

Un fandango de couleurs, de mots, de gestes.

Ce jour là, elle était accompagnée de sa nièce, une jeune fille d’une quinzaine d’années.

A l’évidence la tante influençait sa mode vestimentaire :

Robe ample qui servait de base à un mélange curieux de teintes vives,

telle la palette où le peintre essaye ses couleurs. Elégance voyante. Mais à vrai dire toutes ces couleurs mettaient de la gaieté et un air de fête dans un quotidien bien souvent monotone.

Chaque semaine, la gitane passait et pour Comtessa, c’était alors un moment de détente et de bonne humeur.

Les deux femmes qui étaient proches en âge, se connaissaient de longue date. Elles avaient sympathisé et s’appréciaient.

Autant l’une se caractérisait par la fantaisie, l’originalité,

laissant son côté bohème donner à sa vie un aspect léger,

parfois proche de la comédie de boulevard,

autant l’autre était l’application, le sérieux,  la gravité. N’étant jamais très loin de l’émouvant, du poignant,  voire  du dramatique.

Mais toutes les deux étaient en parfaite harmonie dans les domaines de la sensibilité, de la générosité, de l’indulgence, de la convivialité.

Toutes ces valeurs  humaines qui épanouissent la vie.

Ah la convivialité !  Celle de  Zia Comtessa était connue et reconnue.

Sa maison était ouverte à tous et dans le petit monde des marchands ambulants, sa gentillesse, son amabilité, sa générosité étaient particulièrement appréciées.

Les visites des colporteurs se terminaient souvent par un achat.

Mais quand il n’y avait pas d’achat, le vendeur ou la vendeuse était remercié de sa visite en repartant avec un petit cadeau :  deux œufs ; quelques 

Beignets au fromage ou des fruits. Quelque chose qui se voulait marquer le passage.

  La saison influençait la nature du don. Pâques voyait le succès des œufs et Décembre couronnait les figatelli.

Zia Comtessa c’était « le cœur sur la main.

Elle avait été belle dans sa jeunesse, ainsi qu’en témoignaient quelques photos abandonnées dans les tiroirs des commodes, et qui montraient dans les années quarante, une jeune femme grande, mince et bien faite.

Sur ces vieilles photos  en noir et blanc, ressortait la remarquable pureté de l’ovale de son visage qu’éclairait un timide sourire. Sous l’abondante chevelure brune et bouclée, des yeux clairs et lumineux apportaient à l’ensemble l’éclat d’un bonheur innocent.

Il y avait quelque chose de racé chez Zia Comtessa

Trente ans plus tard, si les cheveux avaient blanchi, si la silhouette s’était alourdie , le visage avait gardé cette douceur, cette lumière, ce timide sourire, ce quelque chose  d’indéfiniment racé.

La gitane vit tout de suite la poule posée sur la table ; et tout aussitôt  dit :

« Oh !   Comtesse, vendez-moi cette poule , J e veux en faire un bouillon pour mon frère. »

L’expression d’étonnement  fut  telle sur le visage de Comtessa que la gitane crut  que sa demande avait été maladroite. Elle reprit et ajouta :

« Comtesse donnez-moi cette poule et en échange,  je  vous rempaille la chaise du salon dont vous m’avez dernièrement parlé. Ainsi nous serons quittes. »

C’est alors que le jeune Paul  François se manifesta et dit : 

« Mais elle était … elle était… elle était mor… » 

Il ne put aller plus loin, tellement le regard foudroyant que Zia  Comtessa

Lui avait lancé le pétrifiait.

Et à sa stupéfaction il entendit dire : « Eh !  bien oui… oui… vous prenez la poule et vous me rempaillez la chaise ». Paul François n’en croyait pas ses oreilles. Il regardait sa tante fixement, les yeux écarquillés,  la bouche ouverte, suffoqué.

Comme d’habitude Comtessa  offrit un café à la gitane et à sa nièce. Puis après avoir parlé de quelques généralités  sur les aléas de la vie, les deux bohémiennes s’en allèrent emportant la poule et la chaise dont le siège était défoncé.

Le bruit de la voiture qui démarrait tira Paul François de sa léthargie  qui

Jusqu’à présent muet dans son coin murmura dans un bégaiement fait de crainte : «  Oh ! Zia,  oh ! Zia. Mais… elle était… morte…la poule. Et on… ne sait pas de quoi ! »

Comtessa sembla sortir d’un rêve. Ces paroles balbutiées par cet enfant la ramenaient à une réalité dont elle commençait à percevoir les dangereuses conséquences. Elle eut une plainte :  «  Oh ! Santu Anto, Oh  ! Virgina Maria, Oh Dio.  Ma  ch’ aghju  fattu ! » elle se mit à trembler.

Dès ce moment, son calvaire commençât .

Il lui fut impossible de contacter la gitane. Les gens du voyage n’ont pas de téléphone.

Au deuxième jour elle consulta quotidiennement les avis de décès de la presse locale.

Puis elle compta et recompta  sur les doigts de sa main les jours qui la séparaient du retour de la gitane .

Son anxiété était grande, mais elle garda secrète cette angoisse qui la torturait.

La semaine s’écoula. Il n’y eut aucune visite de la gitane .

Une autre semaine passa ; puis une troisième et toujours  rien, pas de gitane.

Zia Comtessa avait perdu l’appétit ainsi que le sommeil. Elle s’enfermait dans sa chambre et pleurait .

Son mari, un brave homme qui se partageait entre son activité professionnelle et une assistance quotidienne à sa femme, (car le couple avait sept enfants) ne s’expliquait pas ces nuits agitées, ces repas bâclés, ces larmes qui perlaient, qu’on essayait de cacher et dont il cherchait le mobile.

Il imaginait le pire, sa femme atteinte d’un mauvais mal et ne comprenait pas ses violents refus de consulter un médecin.

La tension était extrême dans la famille. Les conversations se réduisaient à des mots d’accord ou de refus répondant à de banales questions d’usage domestique.

Tous se disaient que cela ne pouvait durer, qu’il fallait faire quelque chose. Oui mais quoi ?

La semaine qui suivit  fut épouvantable.

Une agitation fébrile s’empara de Zia Comtessa ;

Elle qui jusqu'à présent avait tu son angoissante incertitude se mit brutalement à questionner toutes les personnes qui se déplaçaient  hors du village, ou qui y venaient pour des raisons de travail : le boulanger, l’épicier, le facteur, le médecin, l’infirmier, les colporteurs, les journaliers.

La question était invariable :

«  vous n’avez pas vu la gitane, la rempailleuse ? »

et recevait toujours la même réponse négative.

« no oh Zia, il y a bien longtemps qu’on ne la voit plus »

Le quartier avait observé avec inquiétude le changement de comportement de Zia Comtessa

D’autant plus qu’elle avait maigri, qu’elle négligeait à présent les tâches quotidiennes, qu’elle ne prenait plus soin de sa personne, qu’elle n’émettait  pas  d’autres paroles que celles qui formulaient sa question lancinante .

Les messes basses allaient bon train . « La gitane lui a jeté un mauvais sort. »

« comment la désenvoûter, Laure, la Signatora est sur le continent. « ce n'est pas un rempaillage de chaises qui la met dans cet état. »

« Elle a le mauvais mal et elle croit que la gitane peut la sauver. C’est pour cela qu’elle la cherche. »

« Mais qu’ est ce que l’on peut faire ? »

Quelques femmes , le soir venu , se rassemblaient autour d’un vêtement qui appartenait à Zia Comtessa Vêtement subtilisé pour quelques heures de la corde à linge.

Et  là , sur ce bout de tissu : signes de croix, prières murmurées, gestuelles ésotériques  se bousculaient dans l’espoir mythique de chasser le mauvais œil .Un nouveau jour arriva.

Le klaxon du boulanger prévint le quartier que le pain était là. Comme d’habitude Comtessa sortit de chez elle et se rendit à la voiture de livraison.

Elle  s’apprêtait  à poser au boulanger l’habituelle question : » vous avez vu la gitane ? » Quand, dans la courbe de la ruelle empierrée , deux silhouettes noires apparurent.

Deux femmes toutes de noir vêtues . Foulard noir sur la tête, posé bas sur le front.

Deux femmes dans des vêtements de deuil désuets, anachroniques qui vous renvoyaient aux images des pleureuses ancestrales, des revenantes de ces veillées antiques dont la seule vue vous arrachait le cœur .

Leur apparition avait glacé la rue.

Elles marchaient lentement et leur façon de se mouvoir était lourde, hésitante. On ne savait qui assistait  l’ autre dans cette marche trébuchante.

Ces deux femmes semblaient porter le poids d’un grand malheur. Elles avaient sur le visage les marques de la souffrance.

Elles étaient l’image de la douleur.

Les clients du boulanger étaient déconcertés et n’avaient pas identifié le couple.

Zia Comtessa , elle, avait immédiatement reconnu la gitane et sa nièce. Elle avait tellement imaginé et craint ce moment, et voilà qu’il était là.

     Voilà qu’arrivait ce qu’elle redoutait le plus.

Voilà qu’arrivait la confirmation du désastre.

La poule blanche avait tué. La poule blanche avait noirci définitivement sa vie.

Cette Biancona ne méritait pas son nom.

Negrona, Negrona, voilà son vrai nom :  Negrona.

Comtessa regardait les deux femmes venir vers elle. Elle était incapable du moindre geste, totalement figée, tétanisée.

A présent les deux femmes étaient au contact de Comtessa  qui n’avait encore fait aucun geste , n’avait prononcé aucune parole.

C’est la gitane qui la prit dans ses bras et qui lui murmura en larmes : » J’ai perdu mon frère, le père de la petite. IL a beaucoup souffert . sa  fin a été longue. » A son grand étonnement, elle entendit Comtessa lui dire : » Il avait mangé la poule ? »

La gitane ne pouvait pas comprendre toute l’importance de cette question qui lui parut extravagante et totalement déplacée. Elle mit cela sur le compte de l’émotion. C’est avec beaucoup de douceur cependant qu’elle lui répondit : » Non  , Comtessa , il était déjà hospitalisé à notre retour. Nous n’avons pu lui apporter que notre amour. » Les yeux de Comtessa se remplirent de larmes. Elle se sentit  envahir par une émotion intense qu’elle tentait de cacher. Cet effort la faisait trembler, tituber. Au fond d’elle-même il y avait une joie immense qui ne pouvait pas s’exprimer et aussi une grande compassion qu’elle voulait manifester et que cette joie contrariait.

Le choc des deux sentiments momentanément refoulés la rendait ivre.

Mais ses bras s’ouvrirent , elle étreignit les deux femmes. Elle les embrassait, les serrait contre elle comme si elle voulait se fondre en elles , ne faire plus qu’un.

Et puis elle se mit à dire des choses incohérentes : » il était malade. »   «  déjà à l’hôpital, le pauvre homme. »  «  Ce n'était pas la Biancona »    « tout ce temps » 

« quelle    souffrance »   «  Il n’a pas mangé la poule »   « Je ne savais pas »   

«  Un si long calvaire «      «  Mais ce n'était pas la Biancona »    «  Il était déjà malade . »      « Si j’avais su ! »

Elle prit  soudain conscience que ce n’était pas là, dans la ruelle qu’elle devait manifester son affection, sa compassion.

Lentement, calmement, avec douceur, car petit à petit elle-même retrouvait son calme, elle conduisit les deux femmes chez elle.

Et ce n’est que bien plus tard, après avoir déjeuner , que les deux femmes quittèrent la maison de Comtessa Personne ne sut  jamais la  véritable raison des souffrances de Zia Comtessa

Mais tout le village pouvait témoigner de l’extraordinaire pouvoir de désenvoûtement  de la gitane . On la regardait à présent avec un certain respect fait de crainte car Zia Comtessa  était  ressuscitée .

Elle était redevenue celle d’avant : la femme heureuse, active, conviviale.

La Zia Comtessa du quartier de Pielaterra, connue de tous comme la gentillesse même.

Sachez enfin que malgré les refus insistants et répétés de la gitane,  Zia Comtessa s’acquitta du prix du rempaillage et pour faire bonne mesure, offrit une poule, noire et vivante.

Zia Comtessa le cœur sur la main,  je vous dis.

 

 

 

( Mise en page :  Sébastien R.)